Journée mondiale de sensibilisation aux troubles de l’alimentation – Briser la stigmatisation au Moyen-Orient
Par Carine El Khazen

Pendant des décennies, les troubles de l’alimentation ont été méconnus, mal diagnostiqués et
lourdement stigmatisés dans le monde arabe. Ce silence culturel a eu des conséquences
profondes : les patients sont souvent traités trop tard, dans des structures non spécialisées, parfois
même à l’étranger, et dans de nombreuses familles, le mot « anorexie » ou « boulimie » reste
encore tabou.
Lorsque j’ai commencé à exercer à Dubaï en 2004, il n’existait aucun centre spécialisé, aucun
protocole structuré, et très peu de professionnels formés à la prise en charge des TCA dans toute
la region du Moyen-Orient. Les patients recevaient des soins génériques, parfois bienveillants,
mais rarement adaptés. L’approche psychothérapeutique, pourtant centrale, était perçue comme
accessoire, voire facultative. Et l’idée qu’un trouble de l’alimentation soit une véritable
pathologie mentale ne faisait pas partie du langage médical ou public.
Aujourd’hui, les choses évoluent. Lentement, certes, mais avec détermination. En 2017, j’ai
fondé à l’ACPN de Dubaï le premier programme multidisciplinaire de la région dédié aux
troubles de l’alimentation, basé sur la thérapie cognitivo-comportementale améliorée (CBT-E),
un modèle développé par le CREDO à l’Université d’Oxford, conçu pour traiter l’ensemble des
troubles de l’alimentation de manière structurée, fondée sur des données probantes, et adaptée à
chaque profil.
Mais il reste encore beaucoup à faire. Malgré des signes de progrès, la stigmatisation demeure
omniprésente. Les troubles de l’alimentation ne sont pas encore perçus à leur juste gravité. Les
hommes souffrant d’hyperphagie boulimique, par exemple, passent souvent inaperçus, car leurs
comportements sont banalisés, voire valorisés, dans une culture où manger en excès est perçu
comme viril ou festif. Les jeunes filles voilées qui évitent leur image corporelle sont mal
comprises. Et de nombreux parents restent dans le déni, faute de connaissances ou de soutien.
En 2020, suite à l’explosion du port de Beyrouth, j’ai tenu à agir. J’ai offert une formation
gratuite à la CBT-E au département de psychiatrie de l’AUBMC, ainsi qu’à des professionnels
du Liban et du Qatar. Ce geste, symbolique mais concret, reflétait ma conviction profonde : les
personnes souffrant de TCA dans notre région méritent un accès à des soins basés sur la science,
et non des approximations.
C’est aussi dans cet esprit que je m’apprête à lancer une formation en ligne à la CBT-E,
spécifiquement pensée pour tenir compte des réalités culturelles du monde arabe. Elle s’adresse
aux psychologues, mais aussi aux diététiciens et médecins qui souhaitent acquérir une
compréhension approfondie et coordonnée du traitement des TCA selon ce modèle fondé sur les
preuves.
Depuis des années, mon équipe et moi multiplions les actions pour sensibiliser le public. Nous
avons organisé des ateliers dans des écoles, des universités, des cliniques. Nous avons lancé un
podcast, animé les réseaux sociaux, répondu aux médias. Chaque action, aussi modeste soit-elle,
vise à éduquer, à informer, à ouvrir la voie à un changement de regard.
Mais au-delà du manque de ressources, une autre barrière entrave l’accès aux soins : l’industrie
du régime et la stigmatisation liée au poids. La minceur est glorifiée, les corps plus larges sont
ridiculisés, médicalisés, rejetés. Cette culture de la minceur, renforcée par les médias et les
normes sociales, contribue activement à la montée des troubles de l’alimentation dans notre
région. C’est une injustice sociale, mais aussi un enjeu de santé publique. On ne peut pas espérer
soigner les TCA si l’on continue à tolérer la grossophobie comme norme silencieuse.
Les données disponibles suggèrent que la prévalence des TCA dans certains pays du Moyen-
Orient est comparable, voire parfois supérieure, à celle des pays occidentaux. Ce n’est pas
surprenant : les pressions sociales, les conflits identitaires, l’occidentalisation des standards
esthétiques, et le manque de soins spécialisés forment un cocktail dangereux pour les plus
vulnérables.
Ce que je souhaite en cette Journée mondiale, c’est que l’on cesse de considérer les troubles de
l’alimentation comme des troubles « de luxe », ou comme des préoccupations esthétiques
superficielles. Ce sont des maladies complexes, graves, multifactorielles, et traitables. Mais pour
les traiter, encore faut-il les reconnaître, les comprendre, les affronter. Et surtout, offrir aux
patients les outils, les soins et le respect qu’ils méritent.
Former des psychologues, psychiatres, diététiciens, médecins à la prise en charge
spécialisée est une urgence médicale, sociale et humaine. C’est la seule façon d’offrir à nos
patients la chance qu’ils méritent : celle de guérir.
